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Hommage à mon amie Liberté, disparue trop tôt

Liberté, j’écris ton nom et je l’écrirai toujours. Je me fais un devoir, une nécessité absolue de garder intact le souvenir de ce temps où tu n’étais pas une idée mais une évidence.

C’était une époque merveilleuse et comme toutes les époques merveilleuses, j’ignorais à quel point elle l’était. J’avais le droit de penser et le droit de le dire. Les manifestations étaient autorisées, la grève était un droit, la parole était multiple. Je n’avais pas peur de dire mon désaccord. Libre de croire ou de ne pas croire, d’aduler un dieu de mon choix ou de le renier, d’avoir confiance en mon prochain ou de m’en défier. Je pouvais être de gauche, de droite, du centre, de l’extrême, de rien du tout, et cela n’avait aucune importance.

Je me souviens… J’avais le droit d’apprendre. De m’instruire et d’avoir à ma disposition des points de vue divergents qui me permettaient de former le mien et même, parfois, d’en changer. J’avais le choix.

Je pouvais être moi. Un individu. Je vivais avec d’autres individus. Ils ne pensaient pas comme moi et ne vivaient pas non plus de la même manière, et je m’en fichais éperdument. Je ne cherchais pas à les convaincre du bien-fondé de ma pensée. Puis, je les respectais suffisamment pour leur dire ouvertement merde quand je les trouvais cons. Je ne me sentais pas citoyenne, ni appartenant à un grand tout, je me moquais du « vivre ensemble » qui n’était pas un précepte mais une banalité.

Oui, je me souviens… Je marchais dans la rue, comme ça, sans raison, sans nécessité, parce que j’en avais envie. Je pouvais me promener, contempler, vivre dans la foule, m’en extraire à ma guise. C’était normal, je pouvais à la terrasse d’un bar prendre un verre, ou deux, ou trois, aborder un passant pour lui demander du feu, fumer à l’intérieur, à l’extérieur, ne pas fumer, rire avec un ami, manger au restaurant, jouer aux cartes, faire l’amour. Je pouvais rester le cul sur une chaise et d’un mouvement, la quitter, m’en aller, partir ailleurs. Je pouvais voyager, découvrir d’autres mondes, d’autres langues, d’autres pensées.

Aujourd’hui, sans toi, la vie des hommes est bien terne. On sanctionne les dissidents, on arrête ceux qui revendiquent leur liberté, on les prétend « radicaux », on tabasse ceux qui manifestent, on interdit, on envoie se noyer ceux qui font trop de bruit. Ce « on » casse la gueule aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux pompiers, aux jeunes, aux gauchistes, aux pauvres. On leur dit que c’est de leur faute. « Elle est à qui la rue, maintenant ? » leur dit-on. On les insulte, on leur retire leurs droits et leur existence. « Sécurité » et « Responsabilité » t’ont remplacée. Je n’ai plus le droit de manifester quand je ne suis pas d’accord, mais c’est pour ma sécurité. Je ne peux plus me rendre à un salon, dans un musée, à un concert, tout lieu de culture et de distraction mais je dois prendre mes responsabilités.

Les écoles ont fermé, on me demande de rester chez moi, avec mes pâtes et ma télévision, de ne pas en sortir, de me replier sur moi-même, d’avoir peur des autres. De faire confiance à ceux qui savent, parce que moi, je ne sais pas. Je ne suis pas capable, me dit-on, d’avoir une pensée élaborée qui différerait du dogme. Tout est érigé en préceptes stricts, restrictions et privations au nom du bien collectif. A en faire pâlir d’envie Savonarole.

Que dans certains pays, les gens n’ont plus le droit de sortir du tout de chez eux. Masques obligatoires, gants, on se protège d’un mal invisible, on se coupe de la vie. Vous êtes malade ? Dénoncez-vous aux autorités. Dénoncez aussi votre voisin, votre père, votre fils. C’est votre devoir de citoyen. Des drones sont là pour vous surveiller, des mégaphones pour vous rappeler que vous n’êtes personne, sinon une cellule d’un organisme trop grand pour vous.

Personne pour réagir, les gens sont habitués. Ils ont l’habitude qu’on leur distribue des bons points ou qu’on les punisse selon qu’ils acceptent d’être de simples cellules ou qu’ils revendiquent le droit à être des individus. Et puis, ils savent ce qu’il les attend s’ils s’opposent au régime. Alors ils font mine d’accepter les règles d’un jeu injuste qu’ils n’ont pas choisi, et souvent parviennent à se convaincre que tout est pour le mieux.

Ici, on me dit qu’on n’en est pas encore là. Mais je n’en suis pas certaine quand je vois comment chacun accepte sans broncher d’être privé de ses libertés fondamentales et de son statut d’individu. Comment on en redemande, vociférant que ce n’est pas suffisant. Comme on offre sa confiance aux médias, ces pourvoyeurs de conscience collective. Comment tant d’entre nous confieraient volontiers leur vie à d’autres qu’eux-mêmes et fantasment un régime autoritaire.

Le monde des humains est devenu terriblement sérieux… et ennuyeux. Ai-je encore le droit de rire, de me distraire, d’aimer et d’embrasser ? De toucher une personne, de la serrer contre moi ? Mon enfant, puis-je encore le câliner ? Ma grand-mère qui va bientôt mourir, n’ai-je pas le droit de la voir une dernière fois ? Orwell, avec son 1984, était un petit joueur. Aujourd’hui, Liberté, toi que je chéris, tu es morte. Cela faisait bien longtemps déjà que tu agonisais, et moi, pauvre idéaliste, je rêve de voix dissidentes qui te ressusciteraient. Où sont-elles ? Que font les intellectuels, les artistes, les humoristes ? Qu’attendent-ils pour lâcher leurs débats consensuels et écrire enfin ton nom, le seul qui compte ?

Liberté, mon amie, mon grand amour… N’ai-je fait que te rêver ?

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